Paysans : la liberté en héritage
Des exodes ruraux aux citadins-paysans
Comment la culture paysanne sert l’ensemble de nos sociétés depuis cinq siècles
Marcel MARLOIE, TerrAgora, Éditions France Agricole, 2023
ISBN : 9782855578170
Edition : Editions France Agricole
Année : 2022
Dimension : 15 x 21 cm
Informations complémentaires : 312 pages
Prix : 19,90€ TTC
Quand la directrice des Éditions France Agricole m’a proposé le manuscrit qui allait devenir le livre de Marcel Marloie, elle me l’a présenté comme « un projet ovniesque ». Et de fait, c’est un objet hybride que j’ai découvert, mêlant allègrement analyse socio- historique, récit de vie à la Pagnol et chronique ethnographique d’une famille sur quatre générations. Risqué? Pas sous la plume de Marcel : il nous fait découvrir que ce n’est qu’en entrant dans l’épaisseur du vécu individuel que nous pouvons vraiment comprendre les grands mouvements qui fondent notre passé collectif. Poussé par une question singulière – comment le combat pour la liberté hérité des paysans se réinvestit dans le nouveau monde ? – Marcel Marloie parvient à toucher à l’universel. Car si son livre parle de paysannerie, c’est très rapidement Montaigne qui s’est rappelé à moi avec sa phrase célèbre : « chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition ». Prise par la main au cœur d’une épopée multiséculaire au croisement de la petite et de la grande histoire, j’ai dévoré ce manuscrit comme je l’aurais fait d’un roman. J’ai été embarquée quand Marcel y a retracé cinq siècles d’exodes ruraux à travers le monde, comprenant quelle histoire a façonné les visages actuels des paysanneries française, anglaise, chinoise, russe. Embarquée, je l’ai encore été lorsque Marcel a décrit le moment fondateur des organisations agricoles qu’ont été les années 50. Voilà plus de dix ans que j’accompagne ces organisations et j’ai enfin compris, de l’intérieur, le poids culturel niché derrière des mots simples tels que « liberté » et « autonomie ». Embarquée, je l’ai été enfin lorsque Marcel a dépeint l’histoire de sa famille sur plusieurs générations, entre exodes et ancrages choisis. Fait rare aujourd’hui et qui le rend d’autant plus précieux, c’est un récit qui prend le temps. J’ai toujours été convaincue que l’agriculture était une loupe de nos sociétés, tant les agriculteurs sont au croisement de multiples enjeux qui nous concernent tous, seuls n’ayant pas le luxe de pouvoir les ignorer. En nous racontant le monde paysan de l’intérieur à travers les âges, Marcel Marloie nous fait réaliser les cadeaux que les générations passées ont transmis aux humains aujourd’hui. L’expression qui m’est venue pour décrire ce livre lorsque j’en ai lu, avec regret, la dernière ligne, est « objet littéraire total » (car, pour ne rien gâcher, il est très bien écrit). J’ai pris tant de plaisir à le lire que je ne pouvais imaginer qu’il n’existe pas. »
Camille ATLANI, Directrice de la collection TerrAgora
Ayant quitté l’école à 13 ans, sorti de l’isolement grâce à La Jeunesse Agricole Catholique, Marcel Marloie reprend la ferme familiale à 21 ans avant d’entreprendre des études universitaires. Titulaire d’un diplôme en sciences sociales du travail et d’un doctorat en économie internationale, il étudie à l’INRA les problèmes de la mondialisation économique et s’engage dans le monde des ONG. Il s’est centré ces 20 dernières années sur la renaissance de l’agriculture urbaine familiale. Il est membre de l’Association des artistes et écrivains paysans.
Préface par Didier Christin, Directeur de Sol et civilisation :
« « Il me semble discerner une conception de la paysannerie comme un tout »
Chez Sol et Civilisation, dont les fondateurs ont partagé avec l’auteur le même creuset fécond de la Jeunesse Agricole Catholique d’après-guerre, nous revendiquons une conception du paysan qui se caractérise bien plus par une façon d’être au monde que par un métier ou un lieu d’habitation. Cette « façon d’être au monde » privilégiée par le lien à la terre et son travail, forme selon nous une altérité essentielle dans nos sociétés, et l’on peut avec elle repenser notre façon d’être et de vivre ensemble – bref, de faire civilisation. Mais qu’il est difficile de saisir et de mieux caractériser ce « tout », tissu dense de relations à la nature, à soi, aux autres, né de l’ancrage à un territoire mais qui ne peut se réduire à cela tant il est complexe et subtil. Cet exercice est d’autant plus difficile que le monde paysan et rural a bien souvent été pensé depuis la ville, trop souvent en opposition à elle et trop peu pour ce qu’il est.
Pour aborder cette « conception de la paysannerie comme un tout », il fallait être ni trop près ni trop loin de celle-ci. Il fallait donc quelqu’un comme Marcel Marloie, qui incarne par sa trajectoire personnelle, familiale et professionnelle, une hybridation entre « monde rural » et « monde urbain ». Issu d’une longue lignée d’agriculteurs, et après avoir lui-même exercé ce métier pendant 10 ans sur la ferme de ses parents dans la Marne, il part « à la ville » avec sa famille en 1969. Après des études universitaires, il sera chercheur à l’INRA, adoptant ainsi pleinement ce mode de pensée et d’action « universaliste » qui sied si bien à la ville. Tout au long de cet ouvrage, ce n’est donc ni avec les seuls yeux de Fabrice Del Dongo à Waterloo ni à travers les seuls yeux de Napoléon que l’auteur nous propose de mieux saisir « ce tout », mais à la conjonction des deux.
Il fallait aussi oser une approche particulière, celle consistant à faire se rencontrer différentes formes d’intelligences, en se nourrissant d’apports socio-historiques, scientifiques, d’experts, d’apports d’artistes, de philosophes, de mystiques. Mais aussi – et en les plaçant au même rang – en mobilisant des expériences, des souvenirs, des émotions, beaucoup plus personnels voire intimes. Tout au long de cet ouvrage, c’est avec cette composition polyphonique que l’auteur nous donne à voir et à penser. Nous pouvons sûrement parfois y perdre en précision, nous y gagnons assurément en compréhension de ce « tout ».
Avec ce regard à multiples facettes, Marcel Marloie finit par voir se révéler une ligne de force : « Je me suis rendu compte que le mot liberté mettait en cohérence le puzzle de données qui se bousculaient dans ma tête, dans mes émotions, dans mes sensations ». Il nous amène à constater qu’il existe un lien viscéral et ancien entre l’ancrage à son « pays » – le travail de la terre – et l’aspiration à la liberté. Cela rappelle les Amazighs, aujourd’hui plus souvent appelés berbères et dont la culture repose sur un lien indéfectible à la terre, dont le nom signifie « hommes libres ».
Alors ce livre nous invite à regarder les évolutions de nos sociétés passées et de la paysannerie avec de nouvelles lunettes.
C’est cette aspiration à la liberté qui a conduit les paysans à revendiquer très tôt de sortir du statut du servage et à se battre jusqu’à obtenir l’abolition des privilèges, comme en France la nuit du 4 août 1789. C’est cette même soif de liberté qui a souvent fait peur « aux puissants de ce monde » et aux pouvoirs les plus autoritaires. Ces « forces de destruction », qui ressurgissent régulièrement au cours de notre histoire par le monde comme dans la Russie de Staline ou la Chine de Mao Zedong, se sont bien souvent attaquées à la paysannerie car, comme le décrit Soljenitsyne (repris par l’auteur) : « Les victimes étaient choisies parce qu’elles portaient en elles l’esprit, l’énergie du paysan libre » (p. 45).
C’est cette aspiration à la liberté qui a fait apparaître la ville comme émancipatrice par rapport à la campagne, dans un lent mouvement né à la Renaissance qui s’est accéléré de façon exponentielle avec les révolutions industrielles ces deux derniers siècles, et qui a consacré le progrès technique. La ville, fut un temps, conjuguait confort moderne et émancipation, car on pouvait plus facilement y gérer ses interdépendances : « Il exista des circonstances et des périodes où il se disait que l’air de la ville rend libre. Aller à la ville, ce pouvait être se libérer d’un milieu social étouffant, avoir plus de choix pour avancer dans la vie. » nous dit Marloie (p. 31).
Et demain ?
Nous en venons à nous interroger avec l’auteur : « Le mot paysan a-t-il encore un sens dans le monde d’aujourd’hui ? » (p. 58). Comment avec cette « énergie du paysan libre » pouvons-nous mieux penser et accompagner les évolutions des sociétés de demain pour qu’elles aillent dans le sens de civilisations plus humaines ?
Lors d’une conférence devenue célèbre, tenue en 1819 au cercle de l’Athénée royal sur le thème « De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes », Benjamin Constant détermine deux grandes conceptions de la liberté : liberté politique et liberté individuelle. Il nous dit que du temps des Anciens, dans les cités grecques tout d’abord, la primauté était mise sur la liberté politique (délibérer pour déclarer ou non la guerre à une autre cité, par exemple), au prix d’un fort renoncement à la liberté individuelle. Du temps des Modernes c’est la liberté individuelle qui prime, la liberté politique étant exercée par délégation (le vote par exemple), avec pour corollaire un certain renoncement dans sa façon d’exercer sa liberté politique (en France par exemple, c’est sur le seul Président de la République que repose la responsabilité d’engager la nation dans la guerre). Nous pouvons déduire de ce discours qu’il existe une tension au sein de chaque individu, au sein de chaque organisation, au sein de chaque société humaine, entre ces deux formes de liberté, qui conduisent à des arbitrages individuels comme collectifs qui varient en fonction des situations rencontrées.
Benjamin Constant définit ensuite trois grandes catégories formant un gradient entre les deux polarités qu’il a introduites : ni liberté politique, ni liberté individuelle (c’est le cas des esclaves et des serfs autrefois) ; liberté des Anciens (forte liberté politique et faible liberté individuelle) ; liberté des Modernes (faible liberté politique et forte liberté individuelle).
Nous retrouvons cette tension et ce gradient dans les « trois figures paysannes se positionnant différemment dans le combat pour la liberté [qui] ressortent de cette analyse : les paysans libres, les émancipés du servage et les paysans mixtes » (p. 74). Bien sûr les paysans se sont battus et se battent encore pour leurs libertés individuelles, les amenant à revendiquer fièrement aujourd’hui leur statut « d’entrepreneur », au sens fort et positif du terme – c’est-à-dire ayant la capacité et la responsabilité de prendre des initiatives pour prendre leur destin en main. Mais cette dimension, privilégiée de nos jours, ne doit pas faire oublier que la liberté politique est aussi ancrée dans la conception paysanne de la liberté. En matière de construction politique, les communautés rurales ont pu être en avance sur leur temps, comme dans le Béarn où elles furent à l’origine dès l’an mille des fors et de l’élection de ses juras au suffrage universel. Ainsi aussi les fondateurs de la Revue Paysans, anciens de la J.A.C., et dont Marcel Marloie rappelle opportunément que l’Editorial du premier numéro datant d’août-septembre 1956, intitulé « Construire la démocratie », proclamait « Nous (paysans) lutterons pour une démocratie authentique, celle qui, selon nous, pousse les hommes, tous les hommes, à exprimer ce qu’ils pensent, à apporter leur part personnelle à un effort commun, celle enfin qui permet au dernier des paysans, isolé dans un hameau perdu, de dire son moi dans les grandes affaires de la Nation. » (p. 266)
Notre monde continue de changer. L’agriculture change, la ruralité change. Cela rebat très profondément les cartes. La métropolisation-industrialisation n’apparaît plus comme seule dynamique de modernité et de bien-être. Là où la ville était émancipatrice et source de liberté, le mouvement semble, encore timidement, s’équilibrer. Individuellement et collectivement, nous sentons maladroitement que le mode de pensée et d’action urbain qui repose sur la spécialisation des savoirs, des fonctions, des lieux de production et de vie ainsi que sur une déconnexion à la nature et à la terre créé des dépendances qui génèrent de trop grandes vulnérabilités, et finissent par nous asservir. La ville, tout autant symptôme que problème, a consacré un mode de gestion individualo-collectif qui repose sur le choix, sans doute plus implicite qu’explicite, de déléguer à de nombreuses organisations et institutions – à commencer par nos institutions démocratiques – la capacité à prendre des décisions qui nous concernent tous.
Face à cela, la campagne, la proximité, le « pays » réapparaissent du bon côté, pour des raisons de fond. La « culture paysanne » redevient pertinente pour mieux penser et être acteurs de nos interdépendances intimes, locales, nationales et mondiales… En cherchant à redevenir acteur de nos relations de proximité, nous cherchons aussi à nous réinvestir dans la conduite de la marche de ce monde de plus en plus complexe. Autre signe des temps, les formes vernaculaires de gestion en commun, qui perdurent encore dans certains territoires ruraux dans la gestion de l’eau, des forêts ou des pâturages, sont d’une étonnante modernité. Or cette modalité de gestion repose à la fois sur une forte liberté individuelle et sur une forte liberté politique – une conception de la liberté que n’envisage pas Benjamin Constant dans son discours.
Les réflexions de Marcel Marloie laissent à penser que c’est sans doute là que se niche la conception de la liberté qui naît tout particulièrement chez celles et ceux qui travaillent la terre, née de leur détermination à penser et écrire leur avenir et celui de leur pays sans contrainte extérieure. Et si une fois encore, « Leur expérience nous [offrait] (…) des références pour une réflexion prospective sur les types d’êtres humains que nous voulons promouvoir pour les siècles à venir » ? Face à la complexité du monde et pour des sociétés plus humaines, ce livre nous indique une voie d’amélioration, qui n’est ni un retour en arrière à marche forcée vers la liberté des Anciens, comme certains le préconisent pourtant face à l’urgence climatique, ni une fuite en avant éperdue dans la liberté des Modernes.
Utopique ? Une fois de plus et avec Marcel Marloie, retournons à la terre, soyons pour une fois terre à terre.
A toutes les époques (nous en retrouvons des traces dès le néolithique), sous toutes les latitudes, l’auteur nous montre qu’il y a eu une aspiration forte de l’être humain à cultiver et à prendre soin de jardins : « Les raisons de cette préférence pour l’accès à un jardin ne relèvent pas d’une mode passagère ou du goût de luxe, mais des besoins profonds de la nature humaine » (p. 87). Aujourd’hui, même s’ils sont souvent négligés (comme nous avons pu le constater aux Antilles avec les jardins créoles qui disparaissent des statistiques agricoles officielles…), ceux que Marcel Marloie appelle les paysans-citadins-jardiniers représentent des dizaines de millions de personnes dans le monde. Et quelle forme de liberté constate-t-on chez ces paysans ? Une liberté à la fois individuelle et politique… En effet, Marloie nous dit que « Le besoin d’un jardin qui complète le logement tient (…) au fait que le jardin offre des marges de liberté et d’épanouissement personnels plus riche » ; mais aussi que « Les modèles de collectifs et leur gouvernance ont à voir avec les marges d’autonomie des personnes, leur liberté, la démocratie. Oui vous avez bien lu, avec la liberté et la démocratie ».
Marcel Marloie nous invite à être plus attentifs à ces paysans-citadins-jardiniers, qui partout dans le monde investissent ou réinvestissent le travail de la terre, et y retrouvent des marges de liberté que la « ville » seule, ou la campagne seule, ne peuvent plus apporter. Peut-être pourrait-on dire que la ville est le symbole de la liberté des Modernes et la campagne celui de la liberté des Anciens. Peut-être Marcel Marloie nous invite-t-il là à constater que la forme de liberté que nous allons chérir demain sera à la rencontre de la liberté des Anciens et de la liberté des Modernes, du sédentaire et du voyageur, du rural et de l’urbain. Peut-être la France, forte de sa vocation universaliste et de ses entrailles rurales, sera-t-elle un terreau fertile favorable à l’émergence de cette forme de liberté nouvelle, tout à la fois individuelle et politique et qui apparait si nécessaire pour alimenter un processus de civilisation que nous souhaitons tous plus humain. »
Didier Christin
Directeur de Sol et Civilisation